Comment les jeunes se confrontent-ils aux normes du corps à travers les images intimes qu’ils “consomment”, “reçoivent” et “regardent” ?
Peux-tu te présenter en quelques mots ? Ton parcours, tes centres d’intérêt, ou encore la manière dont tu es arrivé·e à ton objet de recherche ?
Bonjour, je m’appelle Anaïs Ferguson, je suis doctorante en Sciences de l’Éducation et de la Formation, à l’université de CY Cergy Université, au sein du Laboratoire EMA, sous la direction de Sigolène Couchot-Schiex depuis septembre 2024. Mon parcours personnel et professionnel s’illustre à travers la notion de « corps ». D’ancienne sportive de haut niveau, à étudiante en STAPS, à enseignante d’EPS, puis chargée de mission d’inspection EPS, le corps a toujours été pour moi à la fois un outil de travail, une finalité et un moyen d’expression. En effet, ces dernières années, j’étais tout autant en recherche active de performance par l’usage de mon corps de basketteuse, que par la fouille des archives, où dans le cadre de mon mémoire de Master 1, j’interrogeais les modèles de corps féminins en histoire du sport. C’est donc par le corps que plusieurs réflexions, interactions et enjeux se sont noués. Aujourd’hui, c’est à partir de la réception des images intimes (photographies de soi, des autres dans le téléphone portable et affichages institutionnels en établissement scolaire), que je souhaite analyser les réactions du corps des jeunes. Autrement dit, c’est à travers de ce que les jeunes « regardent », « réceptionnent », « consomment » de l’image intime, que j’essaye de comprendre comment les jeunes se confrontent aux normes qui « restent habituellement implicites et difficiles à décrypter [1]» (Butler, 2023, p. 81) au sein du système éducatif.
Est-ce que tu peux décrire l’objet de ta thèse ?
Tout à fait. A l’ère du numérique, la consommation des images intimes par les jeunes est problématisée comme un sujet de préoccupation par la sphère éducative, comme un récent phénomène social. En effet, plusieurs études invitent à réfléchir à la consommation des images intimes, notamment en questionnant les risques potentiels d’une production et diffusion de ces images par les jeunes (cyberharcèlement, mauvaise réputation, rapport aux écrans addictif). Cependant, peu d’études insistent sur la notion de « réception » en tant que preuve d’une éducation à la normalisation des corps. Pourtant, lors d’une étude réalisée par l’Unil[2], quant à la prévention du « sexting » (contraction du « sex » et « texting »), certains des enquêtés estiment que ce qui « marcherait le mieux serait une affiche ayant pour but premier de choquer le public, avec notamment davantage de nudité » (Barrense-Dias et al., 2017, p. 82). Dès lors, l’analyse de la « réception » d’une image intime peut permettre de comprendre ce qui se joue sur les corps des jeunes en termes de réactions mais aussi d’interactions. Ainsi, mon objet de thèse s’intéresse à la consommation des images intimes par les jeunes et plus particulièrement à la circulation qui existe entre le dessus et le dessous de ces images lors de la réception. Le dessus des images est ce qui est visible par chaque individu, c’est à dire, les indicateurs sur lesquels le regard s’arrête (photographie avec une partie du corps dans le téléphone portable ou affiche institutionnelle qui aborde l’intimité en établissement scolaire). Le dessous des images désigne l’origine des indicateurs visibles du dessus, qui engage une réaction ou à l’inverse une absence de réaction du corps (gêne, transpiration, rires, gestes). L’enjeu est d’une part, d’appréhender la manière dont les jeunes réagissent et interagissent face à des images dites « pornographiques » avant même d’avoir pu expérimenter une sexualité[3] (Lachance, 2016). D’autre part, il s’agit de saisir comment à partir d’une normalisation des corps dictée par l’image intime, la population humaine se divise en catégories d’individus (hommes, femmes, personnes racisées, hétérosexuelles, LGBTQIA+, valides, non valides).
Dans quel cadre théorique est-ce que tu te situes, et en quoi ta thèse est novatrice en la matière ?
Ce travail de recherche se situe à la croisée d’une perspective sociologique interactionniste et visuelle, privilégiant une démarche consubstantielle[4] (Kergoat, 2014). A mesure que les images deviennent une partie intégrante et essentielle des jeunes générations, dans une société elle-même envahie par les images[5], (Maresca et Meyer, 2013), cette combinaison permet de faire se rencontrer le visible et l’invisible. En somme, il s’agit de mieux comprendre comment la réception de l’image intime devient un vecteur essentiel dans les relations sociales des jeunes. De ce fait, les nombreuses images intimes auxquels sont exposés les jeunes, invitent autant à réfléchir à l’articulation des rapports de pouvoir qu’à l’importance des contextes dans lesquels ces dernières circulent. Tout d’abord, elles sont structurées par des rapports sociaux de classe, de genre, de race et d’âge, qui « se reproduisent et se co-produisent mutuellement[6] » (Dorlin, 2009, p 11). Puis, elles circulent des couloirs d’un établissement scolaire (affichages) à l’écran d’un smartphone (photos) ce qui engage une lecture dynamique de l’image intime. Ensuite, la réception d’une image intime est productrice de sens, c’est-à-dire qu’elle donne une direction. Cependant, la signification d’une image n’est pas toujours explicite. Il faut distinguer l’image sur scène, de l’image en coulisses[7] (Goffman, 1956). Dans le premier cas, il s’agit de l’intimité que « tout le monde peut voir », alors que dans le second cas, l’intimité que « les autres ne voit pas ». De surcroit, deux espaces de significations se rencontrent : le dessus et le dessous des images intimes.
Sur quelles données travailles-tu ?
Les données de terrain sur lesquelles je travaille, s’appuie sur une méthode mixte à dominante qualitative. D’abord, une première étude exploratoire par questionnaire interroge le nombre et le type de jeunes qui réceptionnent des images intimes. Puis, l’enquête de terrain prend appui sur une observation participante pour photographier, délimiter et matérialiser les normes qui circulent au sein des images intimes. Enfin, une trentaine d’entretiens approfondis par photo-élicitation analysent les réactions des corps. Pour appréhender, la confrontation des jeunes aux normes, le corpus se constitue d’images intimes récoltées et photographiées. Les images réccueillies sont, des photographies d’affichages institutionnels qui font écho à la notion d’intimité (couloirs d’un lycée parisien), des photos dans les smartphones des jeunes (15 à 17 ans) ainsi que la capture d’images photographiées in situ, de corps « en réaction » à la réception d’images intimes. Les temps « d’heures de vie de classe » et hors temps de cours sont investis afin de saisir le quotidien des jeunes « au contact » des adultes. In fine, l’analyse des données se concentre alors sur la manière de recevoir une image intime (forcée, acceptée, quotidienne, refusée) et sur la façon de réagir corporellement à celle-ci (gestes, expressions faciales, postures corporelles, silences, rires).
Quels sont les résultats ou les hypothèses principales de ta thèse ?
Alors, je viens de commencer ma thèse, et je m’inscris dans une recherche exploratoire ce qui ne me permets pas à ce jour de proposer des résultats. Néanmoins je pars du principe que cette recherche par la récolte et l’analyse d’images intimes (photographies) tente de montrer comment les corps se normalisent. En effet, ces travaux s’intéressent à la manière dont l’intimité est représentée visuellement et comment la réception de ces représentations produit des réactions corporelles chez les jeunes. Finalement, une discussion s’ouvre entre la place de l’image dans les interactions sociales et la mise en scène de rapports de pouvoir au sein de l’intime.
Quelques communications ou publications que tu souhaites porter à notre connaissance ?
Étant au début de ma thèse, je n’ai pas encore partagé ni diffusé les travaux liés à mon objet d’étude. Néanmoins, avant de me lancer dans le monde de la recherche, j’ai eu l’occasion de communiquer et publier au travers de ma sphère professionnelle. Ces différentes réflexions me permettent aujourd’hui de prendre du recul sur la construction de mon objet de thèse.
Tout d’abord, le dossier que j’ai co-coordonné sur la question du bâti et du matériel scolaire[8] fait le lien avec mon objet de thèse sur l’envie d’interroger la notion de circulation d’un espace (intime) à un autre. En effet, ce dossier interroge le « vivant » d’un établissement scolaire sur son aspect structurel et sur l’usage du matériel pédagogique. De ce fait, travailler sur la circulation de l’intimité dans différents espaces c’est considérer que l’affichage institutionnel dans les couloirs d’un établissement scolaire et les photos dans le téléphone portable font état de « vie » dans le quotidien des jeunes. Ensuite, les trois articles, que j’ai publié dans deux revues professionnelles interrogent chacun à leur manière la catégorisation des individus. En effet, les notions de transidentité et de réussite résonnent avec mon objet de thèse sur la question de normalisation des corps (élève non binaire qui interroge son enseignant d’EPS sur le « bon vestiaire[9] » où se changer à la piscine et présentation d’un dispositif d’apprentissage en savoir nager[10] qui met en jeu la « bonne attitude » d’un corps dans un environnement incertain). Ici, l’image d’un corps normé peut être rattachée à mon objet d’étude sur l’idée d’une intimité à « catégoriser ».
Aussi, l’invitation du centre Hubertine Auclert et de la Région Ile De France à participer à sa table ronde « Mon genre de sport » en mars 2024, a renforcé le fait d’interroger dans mon objet de thèse la réception de l’image du corps des jeunes par une entrée égalitaire et non genrée. Enfin, l’ensemble des entretiens[11] que j’ai pu mener auprès d’une diversité de chercheur×es, d’élèves et de professionnels de l’éducation sur la question des inégalités scolaires, sociales et de genre (en tant que coordonnatrice d’un groupe ressource académique[12] entre 2021 et 2024), confirme l’importance de croiser les regards dans mon objet de thèse.
Est-ce qu’il y a quelques références incontournables ou importantes pour toi et que tu aimerais nous conseiller ?
Dans ces premiers mois de thèse, deux références ont été très importantes pour moi.
Dans un premier temps, l’ouvrage de Sylvain Maresca et Michaël Meyer « Précis de photographie à l’usage des sociologues[13] » (2013), me semble incontournable pour comprendre les méthodes d’investigations de la sociologie visuelle de façon pratique et théorique. Cet ouvrage ouvre le débat sur la captation du réel tout en rappelant que la naissance du terme sociologie arrive approximativement à la même date que la photographie en 1839 (Becker, 1974). Dans le cadre de mon travail de recherche cette contribution scientifique me permet d’appréhender des données visuelles vivantes, c’est-à-dire, des photographies qui s’expriment par le corps, la co-présence et des formes d’interactions entre individus (Emmison et Smith, 2000). Dans un second temps, l’ouvrage d’Elsa Dorlin, « Sexe, race, classe, pour une épistémologie de la domination[14] » (2009), répertorie les différentes conceptualisations des rapports de domination avec une visée féministe qui tend à redéployer ses lignes de fractures. Cet ouvrage est indispensable pour circonscrire mes travaux de recherche dans une réflexion collective, complexe et en permanente évolution.
Pour finir, pourrais-tu partager avec nous un screenshot qui représente ta thèse ou ton travail de thèse ? Pourquoi l’as-tu choisi ?
Photographie prise au Lycée de Navarre à Saint Jean Pied de Port (Mai 2024). Observation d’affiches réalisées par des élèves au sujet du « corps objet ».
J’ai choisi cette capture d’écran qui pour moi symbolise à la fois l’ambition méthodologique de ma recherche ainsi que l’ancrage théorique dans lequel je me situe. En effet, il s’agit d’une image qui se lit d’une part sous forme de photographie et d’autre part sous forme de croquis. Ce qui m’intéresse dans le choix de cette illustration c’est de montrer que l’image peut être analysée et interpréter sous différentes formes. Dans le premier cliché, des jeunes lycéennes observent un collage d’affiche réalisé par d’autres élèves sur les murs d’un établissement. Ce collage revendique cette phrase : « Arrêter de nous regarder comme si on était des objets ». La capture d’écran révèle un moment de face à face avec une image résonnant avec la notion d’intimité. Le second cliché, sous forme de croquis permet d’envisager tous les traits de l’image. Ici, le choix qui a été fait est de représenter tous les coups de crayons sous forme de « papier calque », pour montrer que l’image est dynamique et fait preuve d’interactions en fonction de la représentation plus ou moins appuyer de ces traits. L’œil pourrait très bien s’arrêter sur l’espace existant entre ces élèves et moins sur le contenu du collage affiché. Que se passe-t-il au moment de la réception de cette image ? Comment le corps de ces élèves réagit-il ? Est-ce que cette image va induire un type d’interaction particulier entre ces élèves ? Est-ce le signe d’une distance entre ces individus ou une marque d’intimité à préserver lors de la réception de cette image ? Comment ce groupe occupe-t-il l’espace au sein de l’établissement scolaire ?
[1] Butler, J. (2023). Défaire le genre. Amsterdam
[2] Akré, C., Barrense-Dias, Y., & Suris, J.-C. (2017). La sexualité à l’ère numérique : Les adolescents et le sexting. Institut universitaire de médecine sociale et préventive.
[3] Lachance, J. (2016). Le corps en images des adolescents hypermodernes. Corps, 14(1), 41‑47.
[4] Galerand, E. & Kergoat, D. (2014). Consubstantialité vs intersectionnalité ? À propos de l’imbrication des rapports sociaux. Nouvelles pratiques sociales, 26(2), 44–61.
[5] Maresca, S., & Meyer, M. (2013). Précis de photographie à l’usage des sociologues. Presses universitaires de Rennes.
[6] Dorlin, E., & Bidet-Mordrel, A. (Éds.). (2009). Sexe, race, classe : Pour une épistémologie de la domination (1re éd). Presses universitaires de France.
[7] Goffman, E. (1956). La mise en scène de la vie quotidienne. Minuit.
[8] Castera-Nin, N., & Ferguson, A. (coord.). (2024). Bati et matériel scolaire : l’espace scolaire, une matière vivante et dynamique. [Dossier]. Revue EPS, (403) 24-57.
[9] Ferguson, A. (2023). La question « trans » à l’école. Journal des Psychologues, 5(406), 49-53.
[10] Castera-Nin, N., & Ferguson, A. (2023). Progrès et réussite en couleur pour le savoir nager. Revue EPS, (399), 62-64.
[11]Groupe Repères. (2021). REPères. Genially. https://view.genially.com/644b8c2cc777830012acde5b/presentation-groupe-reperes
[12] Ferguson, A., et al., (2023). Mettre en mouvement la pensée éducative. Revue EPS, (399), 38-39.
[13] Maresca, S., & Meyer, M. (2013). Précis de photographie à l’usage des sociologues. Presses universitaires de Rennes.
[14] Dorlin, E., & Bidet-Mordrel, A. (Éds.). (2009). Sexe, race, classe : Pour une épistémologie de la domination (1re éd). Presses universitaires de France.